Vue panoramique de Cuicul (Djemila)

Djémila est le site de l’ancienne Cuicul, à 43 km kilomètres au Nord-Est de Sétif, sur un éperon entre deux vallons dans un paysage montagneux (entre 800 et 1 000 m d’altitude), qui se trouvait autrefois au carrefour de deux itinéraires majeurs entre Cirta (Constantine) et Sétif d’une part, Lambèse et la petite Kabylie (Igilgili) d’autre part. Le nom antique, qui est parfois orthographié Chulcul, donne à croire à une origine berbère, mais aucune trace certaine d’une agglomération indigène n’a été reconnue. Il subsiste, en revanche, les traces d’une station épipaléolithique à l’emplacement même de la ville romaine.

2Cuicul se trouve sur la rive droite de l’oued el Kébir (l’Ampsaga des anciens) qui délimitait Maurétanie et Numidie, donc à l’extrême Ouest de la Numidie, devenue province autonome à la fin du iie siècle. La zone était auparavant intermédiaire entre l’ancien « royaume de Sittius », qui a donné naissance à la confédération cirtéenne, et le royaume numido-maurétanien, annexé par Rome en 40 ap. J.-C. et devenu pour sa partie algérienne la Maurétanie Césarienne. La partie orientale de la Maurétanie, dont la capitale était Sétif, et qui était devenue la province de Maurétanie sitifienne à partir de Dioclétien, a toujours eu des rapports étroits avec la Numidie occidentale et leur sort politique a sans doute été commun à plusieurs reprises : à l’époque vandale où la Sitifielme a peut-être été réunie à la partie de la Numidie rétrocédée à l’Empire ou gardée par lui pendant les derniers temps de l’Empire romain d’Occident (il est possible qu’un gouverneur ait résidé à Cuicul) et très tôt après la reconquête byzantine, malgré la reconstitution par Justinien d’une « Maurétanie première » autour de Sétif.

3La colonie romaine fondée à Cuicul, d’abord pour des vétérans, se dénommait Nervienne mais J. Gascou attribue maintenant sa fondation à Trajan plutôt qu’à Nerva. On distingue encore sur le terrain au Nord de l’éperon le noyau primitif, d’ordonnance relativement régulière autour d’une rue axiale, qui était entouré d’un rempart sur plan trapézoïdal et pourvu d’un équipement civique complet (forum avec basilique, curie et Capitole). Le développement rapide, au iie siècle et au début du iiie siècle, amena à plus que doubler la surface sur la croupe sud de l’éperon – séparée de la partie nord par un ensellement traversé par la route de Cirta à Sitifis et transformé en seconde place publique à la période sévérienne (avec le temple de la Gens Septimia et l’arc de Caracalla) – et sur les pentes des deux ravins qui bordent l’éperon.

4Mais Cuicul est aussi une des premières villes d’Afrique où l’on ait constaté dès le début des fouilles une nouvelle extension de la surface construite après le iiie siècle et une grande prospérité, au moins dans la deuxième moitié du ive siècle. La ville, qui était d’ailleurs siège épiscopal depuis le milieu du iiie siècle (un évêque est connu en 256), a vu l’aménagement d’un « quartier chrétien », qui semble avoir été effectué au Sud du théâtre sur un terrain peu occupé précédemment. Entre autres monuments publics, on a construit, en 364-367, une nouvelle basilique civile en bordure du forum sévérien, sans doute sur l’emplacement du temple de Saturne, et on a multiplié les constructions ou les reconstructions, avec une décoration du temps, de maisons du quartier central.

Mosaïque des mystères de Bacchus

On croyait pendant longtemps que l’invasion vandale (à partir de 429-430) avait mis fin pratiquement à la vie de cette agglomération – qui restait malgré tout une petite ville – et on datait d’avant cette date tous les monuments et les décors de valeur artistique. Mais, depuis 1960, la publication de nouveaux documents, surtout épigraphiques, et un réexamen des monuments et du matériel par P.-A. Février ont amené à modifier radicalement cette opinion (d’ailleurs peu crédible puisqu’un évêque était mentionné en 484 et qu’un autre a encore assisté au concile de Constantinople en 553) : plusieurs inscriptions, datées soit par le consulat, soit par l’année « de Carthage », sont postérieures à l’invasion vandale ; du matériel d’époque byzantine (et même postérieur) avait été recueilli et on a supposé, d’après le style des mosaïques de la grande basilique du groupe épiscopal, dédiées par un Cresconius qui pourrait être aussi bien l’évêque du vie siècle que celui de 411 (comme on le croyait) et d’après celui du pavement de la grande salle de l’édifice dit de Bacchus, peut-être aussi celui du panneau dit d’Asinus nica, qu’un atelier du vie siècle avait continué la tradition des mosaïstes locaux. Mais, en dehors des mentions d’évêques, on ne possède aucun texte ou inscription certainement datée après le troisième quart du ve siècle et on ne sait pas si les Vandales ont occupé effectivement Djémila (P.-A. Février avait supposé qu’ils ne l’avaient fait qu’après la fin de l’Empire romain d’Occident, peut-être au début du vie siècle).

6Les ruines de Djémila avaient été mentionnées par quelques voyageurs européens mais de façon fugitive et en confondant généralement avec la ville antique de Gemellae. La découverte de Djémila et son identification avec Cuicul ne datent réellement que de l’expédition française de Constantine (qui empruntait l’itinéraire antique). Un poste militaire fut établi temporairement à ce point stratégique et les membres de la commission scientifique attachée à l’armée, l’architecte Ravoisié et le capitaine d’artillerie Delamare, établirent des relevés notamment de la basilique nord du groupe épiscopal (c’est le seul plan existant de cet édifice avec les mosaïques en place), et recueillirent des inscriptions dont certaines sont au Louvre. On avait même songé à transporter à Paris l’arc de Caracalla. Puis les connaissances progressèrent peu (cf. Gsell, Les Monuments antiques de l’Algérie et l’Atlas archéologique de l’Algérie) jusqu’au début des fouilles systématiques entreprises en 1909 sous la responsabilité de l’architecte des monuments historiques Ballu et poursuivies jusqu’en 1957 sous la surveillance d’un directeur local (M. puis Mme de Crésolles, Mlle Y. Allais). Les fouilles étaient accompagnées de restaurations rapides ; un musée abrita les mosaïques, les sculptures et les objets et, dès les années 1930, Djémila devint un des objectifs classiques du tourisme archéologique en Algérie avec Tipasa, Timgad et Tébessa.

En dehors de guides avec des plans schématiques des principaux monuments et de belles photographies, de rapports sommaires de l’architecte des monuments historiques et d’articles des directeurs des antiquités ou d’archéologues parisiens, essentiellement sur les inscriptions et des mosaïques, de quelques articles de détail de Mlle Allais, le site resta peu étudié scientifiquement, malgré sa grande richesse monumentale et documentaire, jusqu’aux années 1960. On doit à P.-A. Février, installé pendant plusieurs années à Sétif, une nouvelle impulsion. Lui-même donna une étude fondamentale sur le développement de l’urbanisme, posa la question de la chronologie du groupe épiscopal, édita des inscriptions chrétiennes restées inédites ; il encouragea par ailleurs la révision des inscriptions latines par H.-G. Pflaum (tome des ILAg, II, 3) et l’étude des maisons du quartier central par M. Blanchard-Lemée (en faisant faire quelques sondages stratigraphiques) ; il facilita ou dirigea plusieurs études sur la société de Cuicul (principalement d’après les inscriptions) ; paraissait parallèlement le corpus des stèles à Saturne par M. Le Glay.

Le temple de la famille des Sévères

Cuicul est un exemple classique, cité dans tous les manuels, de petite agglomération fortement romanisée et dotée d’une parure monumentale qui paraît très riche pour une population relativement réduite et au milieu d’un terroir apparemment ingrat (mais on ne connaît pas les limites exactes du territoire) ; comme les inscriptions sont nombreuses on voit l’explication partielle de ce luxe apparent dans l’évergétisme de familles de notables qui ont fait parfois carrière dans l’administration impériale.

9Outre le noyau civique déjà cité (avec un forum de 48 × 44 m, la basilique civile de plan rectangulaire à l’Ouest, la curie au Nord-Est et le Capitole hexastyle à triple cella – très ruiné – au Nord, et un autel sculpté à décor original sur la place), la partie nord de la ville comporte le temple de Venus Genetrix au fond d’une cour à portique trapézoïdale, des thermes publics, de surface assez réduite, et l’un des marchés les mieux conservés du monde antique, dû à la générosité des Cosinii. On y trouve aussi des maisons dont la plus importante et la plus connue, grâce à la mosaïque principale, est la maison d’Europe.

10La partie sud portait déjà, au flanc est de l’éperon dominant la route de Cirta, un théâtre dont la cavea pour sa partie inférieure et la base de la scène sont bien conservés (la contenance est évaluée à 3 000 spectateurs) et de grands thermes symétriques en bordure ouest, bâtis sous Commode. Après l’aménagement de la « place des Sévères », bordée à l’Ouest par l’arc de Caracalla, l’espace intermédiaire entre les les deux monuments a été entièrement construit, avec des temples, dont à l’Est un imposant temple sur podium encadré de portiques dédié à la gens sévérienne et sans doute le temple de Saturne déjà mentionné à l’emplacement de la nouvelle basilique civile du ive siècle, ainsi que des maisons à péristyle dont les mosaïques ont été republiées par Mme Blanchard-Lemée. La plus importante, voisine des thermes, appelée « maison de Bacchus » du nom d’une mosaïque, est en réalité faite de deux édifices d’habitation réunis et transformés par la création tardive d’une grande salle à manger à 7 absides (prise longtemps pour une salle de réunion de collège), décorée d’une scène de chasse de style puissant mais très schématique qui a fait penser parfois à une création du vie siècle (voir supra). L’existence de la salle à manger, de caractère sans doute institutionnel, et la mention de membres d’un officium parmi les donateurs de l’église nord du groupe épiscopal a conduit à l’hypothèse d’une résidence provisoire du gouverneur de Numidie ou de Numidie – Maurétanie sitifienne pendant la période vandale (voir supra).

11La ville s’étendait à l’Ouest en bordure de l’éperon, où a été fouillé sous la direction de Mlle Allais un quartier en contre-bas du rempart qui contenait une basilique (voir infra), et un autre à l’Est de part et d’autre de la route de Cirta (nombreuses maisons, parfois à étages, horrea, établissements industriels). Ces deux quartiers ne figurent pas sur le seul plan d’ensemble publié.

Quartier chrétien de Djémila

Les églises de Cuicul actuellement fouillées sont au nombre de quatre : les plus connues forment le « groupe episcopal » (qu’on cite souvent en exemple) au Sud du théâtre en bordure est de l’éperon : il semble que cet ensemble ait été créé sur un terrain vierge, avec deux grandes églises orientées accolées, une à trois nefs, une à cinq, réunies en façade par une voie partant d’un porche monumental au Sud et aboutissant à la rotonde du baptistère au Nord, et au chevet par une « crypte » commune, en réalité le soutènement, bâti à flanc de colline, des absides des églises. Le problème est de savoir si les deux églises ont été bâties en même temps (hypothèse de Février) ou en deux temps (thèse des fouilleurs). En tout cas, les mosaïques sont de type très différent : le décor d’étoiles de deux carrés de l’église nord, avec mention de fonctionnaires donateurs, appartient aux iv-ve siècles ; les mosaïques à fond noir de l’église sud, qui ont été données par un évêque Cresconius, paraissent dues plutôt à celui du vie siècle qu’à celui du début du ve (voir supra). L’ensemble comporte aussi une chapelle occidentée, de petits thermes à côté du baptistère et probablement une résidence pour le clergé. Dans le quartier ouest une basilique, assez mal construite avec des éléments de remploi, a été aménagée pour servir d’église de vénération à une sépulture sainte conservée dans la crypte du chevet, organisée pour les pèlerinages. Sur une colline à l’Est du site, une église comparable est presque détruite : seule est bien conservée la crypte avec une organisation similaire. Les inscriptions chrétiennes ne sont pas nombreuses, mais fournissent, par les noms et les titres, les repères historiques essentiels.

13Le musée de Djémila frappe par le style de l’École locale de mosaïque, bien dégagé par Mme Blanchard, et celui des stèles à Saturne (voir le corpus de M. Le Glay) : il y a là une nouvelle preuve de l’originalité de cette petite agglomération dont la prospérité surprend en pleine montagne.